Que mon lecteur soit rassuré, il n’est pas question ici d’hagiographie, de bestiaire médiéval ou de magistrature de la Rome antique, mais plutôt de célébration du patrimoine local, de maintien des traditions et d’entretien du lien social. Le 11 décembre aura lieu à Narbonne la fête de la Saint-Paul-Serge, autour de la figure du premier évêque de la Gaule narbonnaise. Le Consulat de Septimanie, confrérie bachique et patrimoniale qui existe depuis plus de 60 ans, tiendra ce jour-là son grand chapitre d’automne avant de participer aux autres festivités. De la visite guidée de la Basilique Saint-Paul-Serge dans l’après-midi, à l’apéro convivial sur le parvis après la messe, en passant par une grande procession ouverte par la grenouille, emblème de la ville, le programme associera le culturel et le cultuel, et permettra à chacun de participer à la fête populaire selon ses convictions.
L’origine de cette fête est à chercher dans le passé romain de Narbonne. Avant l’Empire déjà, les habitants de Rome célébraient à cette date le Septimontium, une union primitive des premiers villages bâtis sur les sept collines fondatrices de la ville, et demandaient aux dieux, par des sacrifices d’animaux en sept endroits différents, protection, santé et prospérité.
Cette commémoration du 11 décembre remonte donc à des temps ancestraux et fonde la religion des Romains, terme dont l’étymologie est relier un groupe autour de croyances et de coutumes communes.
Le saint
Saint Paul de Narbonne ou Paulus Narbonensis, romain qui avait embrassé la religion chrétienne, est envoyé au IIIème siècle pour évangéliser la Gaule romaine, accompagné d’autres missionnaires comme Saturnin de Toulouse. Il consacrera plus tard son ami Aphrodise comme premier évêque de Béziers. Prédicateur fervent et érudit, Paul s’attache à développer et structurer les communautés chrétiennes de Narbonne, avant d’être persécuté. Il meurt autour de l’an 250, probablement décapité. Un privilège pour l’époque (!), dû à sa citoyenneté romaine, alors que les chrétiens étaient couramment crucifiés, jetés aux fauves ou encore déchiquetés par une roue de fer garnie de pointes…
Sa nécropole est érigée au carrefour de la via Domitia et de la via Aquitania, hors de la première muraille de la ville construite au milieu du IIIème siècle. Rapidement vénéré, un oratoire lui est consacré auquel succèderont un sanctuaire, un monastère qui fut au Moyen Âge une des grandes étapes du pèlerinage de Compostelle sur la voie du piémont pyrénéen, pour aboutir à la collégiale d’aujourd’hui, classée aux monuments historiques en 1862. L’existence d’un cimetière paléochrétien a été confirmée en 1946 lors de fouilles au chevet de l’église actuelle. Parmi les six sarcophages découverts datant du IIIème au Vème siècle, dont cinq en marbre sculpté, le sixième plus modeste a certainement renfermé la dépouille de celui qui est devenu le saint patron de la ville. Ses reliques sont aujourd’hui conservées dans la Basilique Saint-Paul-Serge.
La grenouille
C’est l’animal qui a été choisi en 2022 pour représenter l’identité de Narbonne lors des fêtes populaires. Est-ce la proximité des étangs qui a valu au petit batracien d’être érigé au rang de totem ? Le complexe lagunaire du Narbonnais regorge surtout d’anguilles et la bourride est un plat plus répandu dans les villages autour des étangs qu’une recette de petites cuisses.
Là encore, c’est dans la mémoire des pierres que nous trouvons l’explication. Au pied de l’un des majestueux piliers de la Basilique Saint-Paul-Serge, une grenouille sculptée dans le marbre d’un bénitier de forme jacquaire s’épanouit dans l’eau consacrée. C’est la grenouille du bénitier, à ne pas confondre avec une autre espèce, celle de bénitier, aujourd’hui aussi peu répandue que la punaise de sacristie.
Plusieurs légendes entourent la présence de Dame Granhota (en occitan) en son bénitier de la basilique. Plutôt que celle popularisée par Frédéric Mistral, qui reprit lui-même un poème en occitan du félibre narbonnais Hercule Birat, nous retiendrons celle de saint Paul, prêchant au bord de l’étang de Bages où il avait accosté. Un incrédule lui demanda de réaliser un miracle et le saint homme flotta sur l’eau dans une barque en pierre qu’il avait taillée, devenue aussi légère qu’un morceau de bois. Il ne savait toutefois pas naviguer et n’osait gagner le large. Une grenouille sauta dans l’embarcation et prit la barre pour le conduire de l’autre côté de l’étang, dans l’anse baptisée depuis « anse de Saint-Paul ». La grenouille taillée dans le marbre se réfèrerait à cet épisode et commémorerait l’aide apportée au saint par le batracien.
Les consuls
Le Consulat de Septimanie, l’une des plus anciennes confréries du Languedoc, est lui-aussi une émanation de l’histoire de Narbonne et participe comme tel de l’identité et des traditions de la ville. Son saint patron n’est autre que… saint Paul-Serge. Le nom « Septimanie » apparaît au Vème siècle dans une lettre de Sidoine Apollinaire et désignera une partie du sud de la Gaule jusqu’aux rois carolingiens.
Le Consulat s’attache à faire revivre l’institution consulaire apparue au XIIème siècle. Les consuls de l’époque, délégués à la fois du « peuple » et des « seigneurs », constituaient « l’exécutif collégial » de la ville et siégeaient avec deux consulats, en Bourg et en Cité, sur chaque rive de l’actuel canal de la Robine. Le costume des consuls d’aujourd’hui est la réplique exacte de celui porté au XVIIème siècle : robe de drap rouge et noir, avec un grand col blanc et barrette noire. La médaille portée en sautoir représente sur fond de gueules (couleur rouge en héraldique) et entourée des armes de Narbonne, un coq enserrant entre ses griffes une grappe de raisin. Car la mission que le Consulat s’est fixée est de « Servir le prestige et diffuser la renommée historique du vignoble et du vin du Narbonnais ».
Le 11 décembre, tous les Narbonnais sont invités à perpétuer les traditions de leur ville. Pour ma part, et selon mes convictions, je rendrai hommage au saint et dégusterai une grenouille sucrée (créée pour l’occasion par un fournil local) en costume de consul. Et puisque le vin est mon propos, je saluerai notre évêque à l’issue de l’eucharistie, puis la dive bouteille en bonne compagnie sur le parvis.
À l’heure où la cathédrale Notre-Dame de Paris a rouvert ses portes, la ferveur populaire qui auréole l’événement nous offre un témoignage. Nos églises, tels des vaisseaux de pierre, ont traversé les tempêtes et les oeils sereins du temps. Qu’elles soient lieux de sépulture ou de communion, elles sont les symboles de l’histoire et ancrent profondément en nous le sentiment que nous appartenons à une histoire commune.