Nous sommes au IXème siècle. Sous la politique de christianisation des rois carolingiens, de nombreux petits établissements monastiques fleurissent, marquant les itinéraires de pèlerinage sur le territoire. Celui de Sainte Eugénie se construit probablement, comme à Lagrasse, à partir d’un ermitage et devient l’un des premiers monastères bénédictins des Corbières. Les moines y vivent selon la règle de saint Benoît, « ora et labora », une existence de prière et de travail. Vignes, champs, olivettes et troupeaux constituent le cadre de leur quotidien laborieux. Pour ce qui est de l’éloignement du monde pour chercher Dieu, l’endroit est rêvé : un vallon généreux, au bout d’une gorge étroite, surplombé au Nord par le Pech « Tinious », un sommet rocheux à deux cimes, et se finissant au Sud au rec des Fontanilles, qui dépend du terroir des Oubiels. Un lieu comme hors du temps, où le silence n’est troublé que par le bruissement des chênes et le frémissement des pins dans le souffle du Cers.
Un sanctuaire pour un projet de vie
Quelques douze siècles après, ce lieu reculé, et pourtant proche des grandes voies de circulation, n’a pas perdu de sa beauté sauvage. Le domaine Abbaye Sainte Eugénie, qui fait partie de la commune de Peyriac-de-mer, garde une aura de sanctuaire, dédié aujourd’hui à la vigne.
Christine et Thibaut Cazalet y démarrent leur projet de vie en 1996. Ils sont tous deux œnologues, fraichement diplômés de l’Université de Montpellier où ils se sont rencontrés. Pour les néophytes, l’œnologue est un expert scientifique qui intervient dans l’élaboration du vin. C’est tout bénéfice, quand on veut se lancer dans l’exploitation d’un domaine, qu’on puisse ainsi superposer, en tandem, les activités de viticulteur, vigneron et œnologue.
Ils sont d’ailleurs l’un et l’autre « tombés dans la marmite », Thibaut issu d’une famille de viticulteurs à Banyuls et Christine se souvenant avec tendresse des heures passées avec son grand-père, vigneron aveyronnais. « J’ai toujours eu cette passion de la terre et j’ai su toute petite que je serais paysanne. »
Un lieu chargé d’histoire
Dans les années 1950, Suzanne et Pierre Estève-Parer, aïeuls de Thibaut, acquièrent les bâtiments et terres cultivables de Sainte Eugénie, 6 ha de vignes en mauvais état après la guerre et 10 ha de landes. Bois et garrigues ayant été en partie revendus par l’ancien propriétaire à ce qui deviendra l’Office national des forêts. L’abbaye Sainte Eugénie n’est plus guère qu’un rendez-vous de chasse délabré. Mais l’espace de 50 mètres sur 20, ceinturé par un haut mur en appareil roman pour une partie, percé au levant d’une porte monumentale s’ouvrant sur une large cour avec, en son centre, une margelle ancienne, et au fond une imposante bergerie, témoignent des heures fastes de ce lieu au fil des siècles. De monastère bénédictin, il devient, en 1189, grange cistercienne sous la dépendance de la puissante abbaye de Fontfroide. À la Révolution, les terres sont confisquées et passent au début du XIXème siècle sous la propriété d’Etienne Arnaud, dont le « A » du patronyme orne la ferronnerie du vieux puits. La vigne remplace les autres cultures à partir de 1850. À l’Âge d’or viticole, carignan et grenache couvrent le vallon et produiront jusqu’à 1 500 hl au début du XXème siècle.
Raisins de cuve et délicieux raisins de table
Le jeune couple continue la restauration des bâtiments, la reconstitution du vignoble et s’attèle à la création, dès 1996, de la cave de vinification. La récolte était auparavant déposée à la cave coopérative. « On vibrait de découvrir ce que le raisin de Sainte Eugénie pouvait donner ! »
De très vieilles vignes – un carignan centenaire, un maccabeu de 75 ans – côtoient des parcelles plus récentes plantées en mourvèdre, syrah et grenache. Ils acquièrent une douzaine d’hectares supplémentaires dont une partie est aujourd’hui consacrée à la diversification des cultures : cépages de table comme le cardinal, l’Alphonse Lavallée et le muscat de Hambourg en noir, le centennial en blanc, complétées par des parcelles de grenadiers et figuiers. Cette production est vendue localement, au domaine ou chez de petits distributeurs. Le domaine a la certification HVE (Haute Valeur Environnementale) et depuis 2019, les produits sont labellisés Bio.
Des vins de terroir
Christine et Thibaut se partagent les tâches d’exploitation, aidés par un salarié, Cédric. Thibaut se consacre aux travaux de culture et de vinification, Christine assure la partie administrative et commerciale ainsi que l’accueil en gîtes et au caveau, situé dans l’ancienne bergerie. L’endroit nous replonge au XIIème siècle et à l’une des principales activités des moines éleveurs. Avec ses quatre travées soutenues par des arceaux en ogive et son abside sans véritable ouverture lumineuse, elle pourrait même faire supposer qu’elle abritait leur chapelle. Si ce n’était son orientation nord-sud : les édifices chrétiens sont généralement orientés vers l’est, où se lève le soleil et la lumière triomphe des ténèbres.
Leur formation permet à Christine et Thibaut de vinifier ensemble pour faire naître six cuvées, quatre en rouge, une en rosé et une en blanc. Complémenté par deux Vins Doux Naturels, produits à Banyuls dans le Roussillon. « Ce ne sont pas des vins d’œnologues », précise Christine, et d’ajouter devant mon froncement de sourcils, « pas des vins technologiques… Depuis bientôt 30 ans, nous privilégions avant tout l’expression du terroir, nous sommes des “paysans dans l’âme” ». Des vins marqués par la fraîcheur, du fait notamment de la veine argileuse qui court le long du vallon, d’affleurements de gypse et d’une altitude à plus de 100 mètres. « La typicité de nos vins vient aussi de la proximité de la Méditerranée, qui a laissé une empreinte salée dans les sols du plissement pyrénéen sur cette zone des Corbières maritimes.
Le domaine produit 40 000 bouteilles par an et des BIB qui sont commercialisés à 95 % en France, localement surtout et par le biais de salons de particuliers ou professionnels, comme Millésime Bio dont l’édition 2025 se tiendra du 27 au 29 janvier à Montpellier.
Cette fraîcheur caractéristique, même sur un vin puissant comme « Jeanne Estève », assemblage de mourvèdre et grenache, s’exprime particulièrement dans le 100 % « Macabeu », qui déploie une aromatique subtile d’agrumes, de fleurs sauvages et de fenouil. « Cette cuvée de caractère est peut-être ma préférée. Ce cépage a fait ses preuves à Sainte Eugénie, il est adapté à la sécheresse et s’épanouit ici depuis presque huit décennies. Il est tout simplement bien sur son terroir. »
La passion demeure
La sécheresse, ces dernières années, n’a pas épargné le domaine, malgré ses conditions géologiques et topographiques plutôt favorables. Christine, tout en calme et sourire réservé, s’épanche avec nuance sur les difficultés. « Il y a plus de 2 000 ans, les Romains ont acheminé l’eau jusqu’à leurs cultures. Le XXIème siècle et ses moyens techniques ne seraient pas en mesure de relever ce même défi… ? »
Même si la période est compliquée, la passion de Christine et Thibaut demeure. « Nous avons heureusement anticipé et nous diversifions depuis presque dix ans. Nous continuons d’apprendre, avec d’autres cultures, d’autres variétés de raisin. » Les moines ne se sont pas établis sans raison sur ce morceau de terre, qui préfigure en quelque sorte l’éternité. « L’abbaye Sainte Eugénie est un sanctuaire qui doit être préservé. Nous voulons faire en sorte que nos cultures soient elles-aussi sanctuarisées. »